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Cet article avait été commandé par le magazine Schnock après mon portrait d’Adolfo Kaminsky. J’ai donc entrepris un voyage vers Houilles, en banlieue parisienne, pour rencontrer le vieil espion de Churchill. Il s’avera cependant que ce portrait ne correspondait pas à l’idée que la revue se faisait d’un agent secret. Ils s’attendaient à un James Bond français, mais ma vision était plus crépusculaire que sensationnelle. Ils ont tellement détesté l’article qu’il ne fut jamais publié et ils envoyèrent une journaliste de secours pour écrire un nouveau papier (qui était d’ailleurs très bien), mais sans les tortues de l’agent secret. Bob Maloubier n’a certainement pas dû comprendre pourquoi tant de journalistes venaient taper à sa porte, surtout venant d’une petite revue parisienne ?

 

Bob Maloubier vit à Houilles, commune du département des Yvelines située à 12 Kilomètres de Paris. Une vérification m’indique que la ville de Houilles, pendant l’Occupation, était le centre de fabrication des torpilles de la Kriegsmarine sous le commandement du Contre-amiral Werner Lindenau. Sur le siège passager de ma voiture, j’ai posé mon téléphone et les deux derniers ouvrages de Bob Maloubier. Les coups tordus de Churchill, et Agent secret de Churchill! L’itinéraire d’un enfant de l’armée des ombres depuis l’écroulement de l’armée française en 1940, l’exode des populations devant les panzers-divisions et les attaques aériennes des bombardiers Stukas. Une longue vie d’aventure depuis la Tunisie et les maquis de Corrèze. Mais ici, à Houilles, les choses ont bien changé depuis que Nazis ont laissé la place à la Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI) de la Défense. Il ne paraît pas vraiment étonnant, dans ces conditions, qu’un ancien agent secret se retire dans la ville qui est le centre du Grid, le cyberespace militaire français ! Houilles nid d’espions ? Ces villes de la banlieue parisienne forment un univers inconnu ou des centres de cyberguerre côtoient des bases secrètes, des camps pour forces spéciales, des laboratoires militaires, des forts datant de Napoléon III, des bunkers nazis, et même une pagode en béton armé des services secrets chinois. Inutile d’aller chercher les aventures exotiques d’OSS 117 à Hong Kong, quand les banlieues de l’île de France renferment tant de mystères et de zones d’ombres ! D’ailleurs, Ian Fleming, le créateur de James Bond, ne nous raconte-t-il pas dans Bons Baisers de Paris que les taupes des services soviétiques ont creusé leur antre sous la forêt de Saint-Germain-en-Laye ?

Je me gare. Il fait un temps de curé . Les rayons du soleil éclairent une petite maison entourée d’un jardin foisonnant de fleurs et de plante vertes. Je sonne. C’est un géant qui m’ouvre la porte. Bob Maloubier est une force de la nature. Je comprends maintenant sa capacité, comme il le décrit dans son dernier livre, à fracasser le crâne d’un soldat allemand avec un énorme pot de fleurs. Heureusement pour moi, il me reçoit avec une bouteille de champagne. C’est un homme de l’art. Pendant que je donne des explications fumeuses sur ma présence à Houilles, j’ai le loisir d’observer le géant de quatre-vingt-huit ans qui est assis devant moi avec sa barbe et ses moustaches à la Nicolas II. Il porte un survêtement avec une sorte de cravate de cowboy, dont les lanières sont nouées à l’insigne en métal doré des nageurs de combat : deux hippocampes ailés qui s’embrassent au dessus d’une ancre en forme de trident. Bob Maloubier à été à l’origine de la création de l’unité des nageurs de combat français après la guerre, en s’inspirant des commandos italiens du Prince Noir fasciste, Junio Valerio Scipione Borghese.

«De Gaulle ne m’a jamais pardonné d’avoir porté l’uniforme anglais…»

Il y a comme une pointe de regret et de dérision dans son expression comme une vieille blessure qui a cessé de gratter, mais qui chatouille encore. En 1942 à Bizerte, dans le nord de la Tunisie, lui et ses compagnons sont recrutés par les Anglais du Special Operation Executive (SOE). Ils avaient pour mission de mettre l’Europe à feu et à sang. Il fallait saboter, et tuer à la bombe et au couteau, selon les techniques d’assassins des SAS ou silent killing. Bob était officier de sa Gracieuse Majesté avec des ordres de mission parfois nés dans les cerveaux bouillonnants des gentilshommes excentriques de Churchill, comme le futur écrivain Ian Fleming, responsable des opérations de l’Amirauté, mais aussi Dennis Wheatley, le romancier ami d’Aleister Crowley, et qui se triture le cerveau pour inventer le storytelling de la guerre, et rendre les Allemands totalement fous. La première victime des irréguliers de Baker Street, sera Rudoph Hess, le dauphin d’Hitler grand amateur d’astrologie et de sciences occultes, et qui tombera dans le piège tendu par les services anglais en allant lui-même poser son avion en Écosse en 1941. Les Anglais n’en reviennent toujours pas ! Lorsque six planètes sont alignées avec le taureau et la lune ascendante au dessus de l’Écosse, une chose est certaine, les hauts dignitaires nazis tombent tous cuits en Messershmidt BF110.

Bob Maloubier, qui est en face de moi, faisait partie de cette gigantesque machine, ce carrousel magique conçu pour vaincre l’Allemagne nazie. Il est certainement un des derniers représentants de ces échelons de l’ombre qui constituaient cette guerre secrète ou les calculateurs électroniques d’Alan Turing décryptaient les codes secrets allemands de la machine Enigma. C’est dans de discrets châteaux anglais que l’on imaginait les manières les plus délirantes pour épuiser le champ des possibles, de l’atome à l’anthrax, des gaz neurotoxiques à la 3D stéréoscopique, aux ordinateurs, radars et même les prophéties de Nostradamus. L’imagination des hommes de Churchill allait même jusqu’à reprendre, au sens littéral, l’expression « Hitler est une femme » de l’écrivain Malaparte dans Technique du coup d’État, et imaginer verser des hormones féminines dans la nourriture du Führer pour le transformer en femme… Maloubier a participé à de nombreuses opérations, il a su et il n’a pas su, les détails, les échecs, les projets, qui agençaient unetragédie de l’ombre dont l’objectif final devait se fêter sur les ruines de Berlin.

La victoire à tout prix, Bob Maloubier en connaît le prix : « Ce sont des choses qui arrivent …». Dommages collatéraux de la guerre hors limite, amis disparus, et bombardements au phosphore imaginés par les statisticiens de la S-Branch du docteur Folamour de Winston, le doc Lindeman. « Ce sont des choses qui arrivent … » Et Bob Maloubier peut vous parler comme personne de Churchill. Le décrire en train de boire l’équivalent d’une citerne de champagne Pol Roger. Churchill, l’homme de guerre, avait un mode de vie bohémien, mi-artiste mi-Iroquois, toujours sous le regard froid de son héros : un buste de Napoléon. Dans son ouvrage Les Coups tordus de Churchill , Bob Maloubier décrira le trompe-la-mort, où jeune journaliste en Afrique du Sud , il porte un pistolet Mauser sur lui et Maloubier d’ajouter « Là également il adopte l’horreur des horreurs, condamnée par toutes les conventions : la balle dum-dum, sciée en croix, qui en implosant dans le corps vous réduit un torse en bouillie. ». Le premier ministre anglais à un côté romain lorsqu’il sort de son bain tel un centurion ventripotent enroulé dans une immense serviette blanche. Churchill est un orateur accompli et un spécialiste de l’humiliation de ses ennemis. C’est aussi un grand créateur d’aphorismes, affirmant sans broncher qu’il y a « un nombre effrayant de mensonges qui se propagent sur la Terre, mais le pire, c’est que la moitié sont vrais.», ou bien, « La vérité est si précieuse en temps de guerre qu’elle doit être protégée par un mur de mensonges. » Dans ses multiples bunkers, le premier ministre avait reconstitué une petite cour médiévale digne de Merlin l’enchanteur. Tel un magicien, il régnait sur ses conseillers, rois nains ou prince Elfes de la nuit et il ne se déplaçait jamais sans ses boites jaunes frappées d’un VRI (Victoria Regina Imperatrix). À l’intérieur, il y avait ses oeufs d’or : les décryptages des communications allemandes du programme Ultra. Avec ses oeufs magiques Churchill pouvait lire dans l’esprit d’Hitler, et manipuler le futur et la réalité afin d’imaginer ses coups tordus, magnifiques, parfois déments.

Bob Maloubier a eu la bonne idée d’avoir été un héros vivant. Dans la nuit du 15 au 16 août 1943, nom de guerre Clothaire, il est parachuté en France, terre des collabos et de la milice qui rôde, obéissante aux commandos orders d’Hitler, qui ordonne d’abattre sur-le-champ tous les membres du SOE anglais. Près de Louviers, il est récupéré par le chef du réseau Salesman. Sabotages et feux de joie se succèdent dans le grand art terroriste appris dans les manoirs anglais. Sous-marins, usines, centrale électrique, rien ne résiste au passage du commando. L’Europe, ou plutôt la région rouennaise est mise à feux et à sang. La Gestapo s’agite, la milice perquisitionne, Bob et ses durs à cuire sont introuvables jusqu’au jour ou un poivrot vient faire capoter une opération. Prisonniers des Feldgendarmes en pleine nuit, il n’a pas grande chance d’en réchapper, mais c’était sans compter sur sa volonté et sa force physique. Il s’échappe dans la nuit froide, après avoir reçu trois balles dans le buffet. Pas vraiment la meilleure manière de participer à une chasse à l’homme en tant que proie. C’est la fuite éperdue dans la nuit, les phares des camions qui coupent la nuit, les sirènes hurlantes et les cris en Allemands dans la brume. Et puis, les aboiements effrayants des chiens. On peut échapper à un Munichois en vert de gris, mais à un chien-loup, jamais. Dans sa fuite il traverse un canal gelé, les chiens ne pourront pas le sentir. Il prend le risque de mourir de froid. Les patrouilles le cherchent dans tous les bosquets et trous de la région, il se couchera au milieu d’un champ glacé, là où personne ne le cherche. Il fait moins dix et il survit jusqu’à l’aube et se traîne sur quatorze kilomètres vers Rouen. Avec le poumon, le foie et les intestins perforés, il défiera les lois de la science, et refusera de mourir à cause des balles allemandes, alors que les résistants avaient déjà cousu ensemble trois sacs de pommes de terre pour son linceul. Il était dit que les nazis ne l’auraient jamais, à un détail près, en 1945, il est parachuté au Laos et est fait prisonnier par les Japonais.

Dans la pièce qui nous entoure, tapis orientaux, vieilles armes exotiques, coffres en bois d’ébène, idoles africaines, chinés tous les fronts des guerre coloniales depuis le moyen Orient et les rives de l’Empire français de l’Indochine à l’Afrique. À ce titre, Bob Maloubier aura suivi la diagonale du Fou qui traverse la guerre, l’armée, et les grandes multinationales de l’armement et du pétrole. Avec la décolonisation et la guerre froide, les hommes s’adaptent, et l’espion de Churchill devient un consultant pour une compagnie pétrolière dans le terrible désert rouge, le Rub al-Khali sur les côtes du golfe Persique.

Dans ce monde de la fin du XXe siècle, écartelé entre l’invasion soviétique d’Afghanistan et l’American Psycho du Reaganisme triomphant, les anciens espions du SOE pouvaient encore trouver leur place dans le chaos de la globalisation à marche forcée.Les images du passé se mélangent aux fulgurances de la littérature et nous évoquons le romancier Somerset Maugham « Un simple messager ! Pas un espion ! » s’emporte Bob Maloubier.

Les Hommes de l’ombre ont aussi leurs maîtres, leurs prophètes, et ceux-là sont aussi mystérieux que les hiéroglyphes mayas. Il y a bien sûr Kim Philby, le maître-espion anglais et taupe du KGB, du côté sombre de la force, et le Colonel Z, le mystérieux Claude Dansey, dit Dansey la Chaussette qui tuait les sentinelles boers dans les années 1900, en leur frappant violemment la nuque avec une chaussette remplie de sable. Être messager ne suffit pas pour être espion, il faut aussi aller au charbon au risque de s’y brûler les doigts ou l’âme, au pire. Le Colonel Z était l’âme damnée de Churchill, chef de la mystérieuse Organisation Z, un service de renseignement parallèle aux services secrets anglais ! Bob Maloubier s’est lancé dans le projet titanesque d’écrire un livre sur Z et il avoue « se perdre »dans le tourbillon des zones grises, des mensonges et des non-dits. Le colonel Z aura été celui qui a gagné la guerre occulte, la guerre du renseignement, et la guerre psychologique contre le nazisme en utilisant les ruses et les méthodes les plus indignes et immorales qui puissent exister, en passant par l’assassinat, le kidnapping, le chantage, la torture, le mensonge et même la drogue. Z aura payé la victoire au prix de l’oubli et de la haine. De lui, l’historien Hugh Trevor-Roper ne disait-il pas « Qu’il était une merde absolue. » Z, décrié ou admiré, était bel et bien le plus grand espion de la Seconde Guerre mondiale.

Est-il dès lors étonnant que l’agent Maloubier s’intéresse, soixante-dix ans après la fin de la guerre, à cette figure mystérieuse des combattants de l’ombre et de la liberté? Il n’existe pas beaucoup de photos de Claude Dansey, mais les descriptions de Maugham dans le roman Ashenden, agent secret, ressemblent étrangement au personnage de Maloubier. J’observe les moustaches blanches de mon hôte et je sais bien que le géant en face de moi n’est pas le colonel Z, mais en suis-je bien sûr ? Dans le monde du renseignement, rien n’est certain ! Dans les années 1950 à Paris, la CIA, lors de l’Opération Aquarium, avait infiltré à la manière de Mission impossible, un sosie du dirigeant communiste Jean Kanapa dans les locaux du PCF.

Houilles nid d’espions ? Je repense à ces bases secrètes enfouies sous les pavillons, les vieux bunkers nazis cachés dans les bosquets, les commandos du fort de Noisy-le-Sec, les résidences des services secrets chinois à Issy-les-Moulineaux, et ces oiseaux dans la volière, qui me regardent bizarrement ! Quel formidable sosie du Colonel Z ! me dis-je… Soudain, une tortue traverse lentement la pièce et se dirige vers nous ! L’agent secret de Churchill se penche, prend délicatement la carapace d’une main, et la porte à son coeur : « C’est Artemis», dit-il,

«Cunégonde est là bas, elle est beaucoup plus timide ! »

L’agent secret et ses tortues… C’est peut être une image à laquelle je ne m’attendais pas, mais est-ce vraiment si invraisemblable quand on sait que la tortue est essentiellement un symbole de longévité et de sagesse ! Bob Maloubier aura ainsi traversé le monde en portant avec lui ses secrets d’agent secret, avançant sans jamais s’arrêter et s’éloignant sereinement, laissant au loin les apocalypses et les conflits meurtriers du XXe siècle.

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Écrivain, journaliste, il a écrit pour Libération, Standard, Chronic'art, Technikart, la revue Supérieur Inconnu, la revue Schnock, la revue Bordel et Fluctuat et Transfuge. Il est l'auteur du roman "La cinquième saison du monde" paru aux Editions Max Milo.

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